DALLES FUNÉRAIRES JUIVES DU CIMETIÈRE D'ESSAOUIRA

PRÉAMBULE

Liliane Benisty avait entrepris avant sa mort une petite recherche sur le vieux cimetière d'Essaouira. Elle avait contacté certains chercheurs, dont Daniel Schroeter, qui avait mis à sa disposition tout le recensement qu'il avait effectué dans ce cimetière. Mais aucune explication satisfaisante sur l'origine de ces tombes anthropomorphes ne semble avoir été trouvée à ce jour. J'ai repris pour l'essentiel le document qu'elle avait adressé à ses correspondants.
P. Benisty
PRÉSENTATION
Née à Essaouira (ancienne Mogador) et ayant effectué de nombreux séjours dans la ville, j'ai été frappée par l'aspect très particulier des tombes du vieux cimetière juif. Ces tombes ont retenu mon intérêt parce que, contrairement à la tradition juive qui interdit la représentation humaine, elles ont une configuration anthropomorphe très marquée.
Après une courte enquête, je me suis aperçue que ce type de tombes se retrouve dans d'autres villes du Maroc, mais presque exclusivement dans les villes de la côte atlantique et méditerranéenne. Ni les grandes villes historiques de l'intérieur du pays, ni les petits villages en pays berbère ne présentent cette forme de sépulture.

J'ai fait ici un court résumé de mes connaissances sur le cimetière d'Essaouira. L'étude de ce cimetière me paraît intéressante à plus d'un titre. En effet, cette ville de création récente (1765) a fait appel pour son développement à une population juive venue de tous les coins du pays. La population composée à la fois de Megorashim et de Toshabim* a adopté unanimement la même forme de sépulture : la dalle anthropomorphe. Ce vieux cimetière a servi cent ans. Le nouveau cimetière de la ville ne comporte que très peu de tombes anthropomorphes. En 1875, la ville est depuis un siècle en contact avec l'Europe. La création de « l'Alliance Israélite Universelle » a aussi contribué à la faire entrer dans la modernité. Vers 1915 les tombes anthropomorphes ne sont guère plus utilisées. En 1930 déjà, aucun rabbin interrogé ni aucun artisan sculpteur de tombes n'a pu fournir la moindre explication sur cette forme de sépulture.

J'ai joint à cet exposé ce que j'ai pu recueillir sur les autres cimetières juifs de ce type ainsi que quelques photos.
Nul doute qu'une étude systématique de ces cimetières si particuliers apporterait des idées nouvelles sur l'origine du peuplement juif au Maroc.
Cet exposé a l'unique ambition de susciter des échanges d'informations sur le sujet. Peut-être avez- vous rencontré des tombes de ce type dans d'autres pays ou peut-être les symboles de ces tombes évoquent-ils pour vous des explications religieuses, ethnologiques ou autres.

*Megorashim : juifs expulsés d'Espagne et installés au Maroc.
Toshabim : juifs autochtones

LE CIMETIÈRE D'ESSAOUIRA
Le vieux cimetière juif d'Essaouira date des premières années de l'histoire de la ville. Situées au nord des remparts, le long de l'océan les tombes présentent un aspect souvent détérioré, car le lieu non clos à l'origine, ouvert aux vents et aux embruns, a favorisé l'érosion des plus vieilles tombes.
Les plus vieilles tombes déchiffrées datent de 1775, soit une dizaine d'années après la création de la ville.
Daniel Schroeter a dénombré dans ce vieux cimetière 2400 tombes, dont 632 portent une date : 31 sont antérieures à 1844 et 601 vont de 1844 à 1899. 1760 sont an épigraphiques. Daniel Schroeter se basant sur la mortalité de l'époque estime à 10500 le nombre de morts juifs pour cette période de cinquante ans. On peut considérer que des sépultures ont été enfouies dans les sables ou que, suivant la rumeur populaire, le cimetière comporterait plusieurs couches superposées.
En 1874, un nouvel espace a été accordé aux juifs pour enterrer leurs morts, il est situé de l'autre côté de la route à l'est du vieux cimetière, néanmoins on a continué d'y ensevelir jusqu'en 1878.

 

DESCRIPTION DES TOMBES
Il s'agit de dalles parallélépipédiques en grés marins de la région, larges de 30 à 50cm et dont la longueur couvre toute la tombe. Certaines peuvent mesurer jusqu'à 2m, d'autres très petites doivent être des tombes d'enfants, ces dalles ne sont pas scellées au sol, mais simplement déposées sur la sépulture.
Les tombes sont parfois épigraphiques ,
parfois anépigraphiques, elles présentent des gravures à figuration humaine. Le corps est représenté en entier et se termine par une partie rétrécie évoquant les pieds dans leur linceul. La tête au-dessus d'un cou plus ou moins long est parfois coiffée d'une couronne de quatre à douze fleurons en forme de soleil ou de croissant de lune, quelques-unes sont surmontées d'un curieux bicorne.
La partie représentant les pieds est souvent enjolivée d'un feston ou d'un dessin géométrique rappelant les dessins des bijoux berbères. Une tombe semble particulièrement intéressante, elle représente un buste de femme aux seins nettement dessinés.

 

 

 

Certains corps sont parfois cernés par un encadrement à simple ou à double trait, certains sont en plus décorés de motifs floraux ou géométriques. Les tombes ne semblent pas avoir d'orientation particulière : parallèles à la mer, perpendiculaires les unes aux autres, elles donnent une impression de désordre anarchique.
Les tombes épigraphiques sont plus nombreuses chez les hommes (400 tombes d'hommes pour 69 de femmes, les enfants n'ont que très rarement une inscription). Les inscriptions sont réparties sur tout le corps et même sur la tête, on ne trouve que très rarement des bandeaux parallèles limitant les inscriptions comme il est courant de les rencontrer dans les cimetières de Casablanca ou d'El Jadida.
Nous n'avons pas trouvé de différence entre les tombes d'hommes et de femmes concernant les symboles, les unes et les autres peuvent porter des couronnes ou des croissants de lune ou autre symbole. Les épitaphes concernant les femmes sont souvent lyriques « je marcherai devant le seigneur dans les terres de la vie »  « cette pierre dédiée à cette chère femme, plante charmante dont on peut parler sans fin, femme vaillante etc... »

 

 

 

AUTRES CIMETIÈRES DE MÊME TYPE AU MAROC
Curieusement ce type de cimetière ne se rencontre que le long des côtes au bord de la Méditerranée (Ceuta, Tanger, Tétouan.) et le long de l'Atlantique (Rabat, Salé, Casablanca, El Jadida, Azemmour, Safi, Essaouira, Agadir.)
Les cimetières de l'intérieur du pays ne présentent pas ce genre de tombes, hormis à Marrakech où elles ne sont pas dominantes.
Avec Bourilly et Laouste on constate que plus on descend vers le Sud plus les formes anthropomorphes sont patentes. Les dalles funéraires de Salé sont les plus ornementées et la forme anthropomorphe n'est discernable que par l'ogive décorative. À Casablanca ou Azemmour, le corps est rarement représenté dans sa totalité, seule une tête inscrite dans un carré y figure parfois. À Essaouira, la forme humaine est très nette, quant à Agadir le dessin du corps, très frustre va jusqu'à figurer les deux jambes.

 


Tombe de Safi

Tombe d'Azemmour

Tombe d'El Jadida

Tombe de Salé

LE CIMETIÈRE DE TÉTOUAN
Le cimetière de Tétouan étudié par Vilar Ramirez nous donne des indications précieuses.
La ville de Tétouan détruite par une expédition punitive d'Henri III de Castille vers 1400 à été reconstruite 90 ans plus tard par des émigrants hispano musulmans dirigés par Sidi Almandri venu du royaume moribond de Grenade. Avec Almandri sont venus quelques juifs, mais aussitôt après l'expulsion de 1492 plusieurs milliers de juifs castillans sont venus à Tétouan. Cependant la communauté ne s'est organisée qu'après la venue du rabbin Haïm Bibas de Fez lui-même originaire d'Espagne. Une vie juive brillante s'organise avec yeshivot, juristes etc... Haïm Bibas reçoit une sépulture dans le fameux cimetière castillan. Dans ce cimetière comme son nom l'indique étaient ensevelies les populations d'origine espagnole, pourtant les tombes sont en tout point semblables à celles qui sont décrites plus haut, et la tombe de Haïm Bibas si elle est an épigraphique, présente une forme anthropomorphe comme toutes celles du cimetière. Une autre tombe anthropomorphe est datée du XVe siècle, elle est épigraphique et porte le nom de Grand sage Abraham Amran.
À Tétouan donc depuis 1492, Mégorashim et Toshabim sont enterrés de la même façon.

Les cimetières de Tanger, Ceuta, Xaoun (Chaouen) présentent les mêmes caractéristiques. À Tanger, on peut relever la tombe de Samuel Sunbal ministre de Sidi Mohamed ben Abdallah, sultan Alaouite qui a créé la ville d'Essaouira, sa tombe est datée de 1783.

TOMBES JUIVES EN ESPAGNE
D'après les recherches faites par José Millas Vallicrosa (in Sefarad 1947 fasc. 2) sur le cimetière juif de Montjuich de Barcelone, plus d'une centaine de sépultures enterrées dans des fosses creusées dans le sol composé de galets et de sable étaient recouvertes de dalles anthropomorphes, mais ne portent aucune gravure.
Une étude du cimetière juif de Séville par Isabel Santana Falcon montrerait également de telles sépultures (in De la muerte en Sefarad).

EN RESUMÉ
Les cimetières juifs des villes de la côte marocaine présentent de 1492 jusqu'à 1900 une homogénéité remarquable et un caractère très particulier. Ce sont des tombes parallélépipédiques, monolithes, non scellées, épigraphiques ou anépigraphiques et d'aspect anthropomorphe plus ou moins marqué.
Bourilly et Laouste les rapprochent des dalles discoïdales basques ou des dalles de la vallée du Douro au Portugal.
Les stèles de Sehoul en pays Zaër au Maroc rappellent à la fois les dalles des tombes juives de Salé par leurs décorations et celles d'Agadir par leurs représentations anthropomorphes, ces stèles sont considérées comme préislamiques.

BIBLIOGRAPHIE UTILISÉE
DANIEL SCHROETER: Merchants and peddlers of Essaouira. A social history of Moroccan trading town 1849 1896)

BOURILLY ET LAOUSTE: Stèles funéraires marocaines 1927 revue Hesperis

VARIA: Las lapidas sépulcrales anthropomorphes de los cementerios israelitas de Alcazar-Quivir y Tanger in Sefarad T IX 1949

JOSE MARIA MILLAS VALLICROSA: Lapidas sépulcrales anthropomorphas en los cementerios israelitas de Xaen y Tetouan

Du même auteur.: Una necropolis judaica en el Montjuich de Barcelona en Sefarad VII 1947 p. 231-259.

Notes manuscrites de Maurice ARAMA aimablement prêtées à votre serviteur ainsi que quelques photos des cimetières de El Jadida, et Safi.