David Corcos
est né en 1917 au Maroc, au sein d'une communauté " qui avait un pied dans le
vieux monde et l'autre dans le monde de nos jours"; dans une ville, Mogador,
dont les annales sont faites de livres de comptes et de registres portuaires,
dans un milieu familial issu d'une vieille souche sépharade qui a essaimé sur
trois continents autant d'érudits que d'hommes d' affaires.
"Choyé par le sort" et "gâte par la vie", il héritera d'une solide éducation,
faite de culture européenne, d'enseignements juifs et de traditions familiales.
Une scolarité française régulière; marquée par un passage au lycée Lyautey de
Casablanca; de nombreux voyages à l'étranger et des lectures innombrables
prépareront ce fils de "grande maison" à suivre sa "bonne étoile" et à
s'engager dans la voie que lui ont tracée depuis des générations ses ancêtres:
le commerce, le grand commerce, celui qui a hissé ses prédécesseurs au rang
prestigieux de "Négociants du Roi".
Comme eux, il possédera une grande fortune; comme eux il sera l'un des
principaux animateurs de la vie économique du Sud-Ouest marocain. Mais les
temps ont changé depuis 1912: le
Vieux Maroc
où s'est forgée la gloire de la famille n'est plus; avec lui, ont disparu
l'ordre politique et la conjoncture internationale qui permirent à quelques
Juifs fortunés de jouer un rôle sans précédent dans l'histoire de ce pays, à
l'époque de l'Ouverture (XIXe) notamment.
C'est ce Maroc-là, où il aura très peu vécu, en fin de compte, qui se dressera
encore devant ses yeux au soir de sa vie: un pays d"'aristocrates authentiques"
et de "Juifs authentiques", un pays qu'il aura tenté de faire connaître et
réhabiliter.
Venu progressivement à l'Histoire, David Corcos ne trouvera pratiquement aucune
trace du Maroc qu'il a connu, celui raconté par les archives familiales, dans
les quelques synthèses consacrées à ce pays et à ses Juifs:
"On n' a presque jamais jugé les Juifs du Maroc que par le bas, écrivait-il en
1964, comme si l'Histoire de France toute entière ne peut se raconter qu'avec
les misères des serfs et des "vilains". Le Juif roué, miséreux, malheureux,
sale, usurier, voleur est le thème sur lequel on a fondé une bonne partie des
études ethnographiques et sociologiques sur le Maroc d'avant le Protectorat. Et
cela à tel point que dans le peuple, les Juifs eux-mêmes ont fini par y croire".
Ce n'est donc pas par hasard, que s'étant mis lui-même à écrire cette histoire,
son premier article scientifique fut consacré à l'un des représentants les plus
notoires de ces grandes familles judéo-marocaines: Samuel Pallache, issu comme
les Corcos d'une famille de mégourashim et comme eux, "grand commis" du Makhzen.
C'est aussi la place importante qu'il accorda aux vizirs juifs de la famille
des Waqqasa dans son excellent travail sur les Juifs marocains sous les
Marinides.
Aux éternels clichés sur la "misère indescriptible des Mellah", David Corcos
répliquera par un article fort documenté où il démontre que cela n'avait pas
toujours et partout été ainsi et que la pauvreté et la saleté tant décriées par
les observateurs européens du début du siècle étaient dues surtout aux
conséquences de la crise économique qui a secoué le Maroc, à la veille du
Protectorat, ainsi qu'au processus d'urbanisation sauvage qui l'a précédé.
Un autre grand thème de l'histoire des Juifs marocains qui a de tout temps
retenu son attention concerne les relations de ces derniers avec la majorité
musulmane.
Comme dans le cas précédent, David Corcos s'élèvera avec véhémence contre l'
opinion courante faisant de ces relations une suite ininterrompue de
persécutions et de sévices. Encore une fois, il critiquera les
"historiens-sociologues étrangers" qui ont donné "un tableau noirci" de la
réalité tant par "parti pris" que par "ignorance".
Son étude sur le sort des Juifs à l' époque des Almohades sera d' ailleurs
centrée sur ce thème: tout en ne sousestimant pas l' étendue du désastre qui
s'est abattu sur les communautés maghrébines du XIIème siècle, D.Corcos n'y
voit pas toutefois la conséquence inéluctable d'une politique anti-juive,
systématique et continue; mis à part quelques "poussées" passagères
spécialement dirigées contre eux, les Juifs ont souffert au même titre que les
Musulmans du régime de terreur instauré par les disciples d'Ibn Tumert.
Certes, l'histoire des Juifs du Maroc ne manque pas d'autres phases sanglantes
de ce genre, et lui-même en convient: mais, c'étaient plutôt des accidents "qui
ne peuvent en aucune manière servir d'exemples ou illustrer une situation
générale"; car dans l' ensemble "en même temps qu'une bonne partie du peuple,
les élites et les autorités faisaient montre à l' égard des Juifs d'une
solidarité et d'une bonté touchantes".
Une opinion qui a été certainement influencée par sa propre expérience et celle
de sa famille. Comme il s' en expliquera plus tard, "nos liens avec les
Musulmans du Maroc ont été solides, nombreux et suivis. Notre amitié avec les
bourgeois, la classe dirigeante et la famille impériale est traditionnelle".
Mais quelle que soit l' opinion que l' on ait sur sa vision historique, on ne
peut s'empêcher d'admirer la fougue avec laquelle cet "amateur" - c'est ainsi
qu'il se désignait - a préparé chacun de ses travaux : il a puisé dans toutes
les sources disponibles: européennes, arabes ou hébraïques, en faisant un usage
exhaustif de textes juifs peu connus ou inédits; les notes abondantes dont
chacun de ses articles est enrichi, témoignent d'un sens pointilleux de
l'analyse; ses remarques infrapaginales et ses digressions volontaires
dépassent plus d'une fois le cadre rigide du sujet permettant ainsi au lecteur
de saisir la réalité judéo-marocaine dans toute sa complexité et dans toute sa
continuité. Au risque de briser l'unité de ses articles, elles dévoilent toute
l'ardeur qu'il mettait à la recherche des antécédents et des prolongements du
moindre événement rapporté.
Ce souci de continuité - nettement visible à travers ses écrits - a d'ailleurs
animé toute sa vie et déterminé la nature de son "dialogue" avec le passé.
Il est à l'origine même de sa décision de s'installer en Israël en 1957:
"J'ai choisi, plutôt que d'aller à New-York, le Canada, ou mieux Paris ou
Londres, d'installer ma famille en Israël. Plus des deux tiers de ma famille
sont devenus chrétiens. Mes cousins germains de Londres sont depuis longtemps
'Protestants'. J'ai gardé ma foi et cette foi est soutenue par le souvenir de
ceux qui m'ont précédé. Je voudrais que mes enfants suivent la même voie".
Enlevé prématurément aux siens, le 21 février 1975, David Corcos n'a guère eu
le temps de terminer l'oeuvre à laquelle il s'est consacré et que l'on
attendait de lui.
Parmi les nombreux projets qu'il se proposait de réaliser, il y en avait un en
particulier qui lui tenait à coeur:
la publication d'un lot de lettres sharifiennes provenant de la correspondance
des Corcos avec les autorités marocaines du XIXème siècle. Absorbé par de
nombreuses autres obligations et handicapé par la langue, il ne put mener à
terme ce travail auquel il s'attela alors qu'il vivait encore au Maroc. Des
innombrables notes et fiches qu'il assembla dans ce but, il eut juste le temps
d'en tirer un article sur "les relations judéo-musulmanes dans le Vieux Maroc".
Un article qu'il n'eut pas la joie d'ailleurs de porter lui-même à l'éditeur.