Auteur: : Haïm Zafrani

La littérature homilérique ( midrash, aggadah ) est, par essence et à l'origine, destinée à expliquer, à commenter les textes scripturaires, à faire une exégèse systématique des leçons hebdomadaires du Pentateuque, des Prophètes et des Hagiographes, en somme des vingt-quatre livres de la Bible, à en extraire des enseignements juridiques ( halakhot, règles de droit ), éthiques et théologiques, voire historiques, ou du moins une conception originale de l'histoire.

Le midrash et la aggadah sont aussi un fonds, un trésor inépuisable de mythes, contes et légendes qui ont nourri, durant les deux derniers millénaires, la mémoire juive, constituant ainsi une autre face de l'histoire du judaïsme non moins fascinante que son histoire existentielle.

Ce sont là les deux composantes principales d'un mode d'expression fécond de la pensée judéo-maghrébine. Nous les mettrons successivement en œuvre bien modestement du reste, accordant aux mythes, contes et légendes plus d'espace qu'à l'homélie proprement dire, précisant ici que cette dernière, l'homélie, intègre nécessairement les mythes, contes et légendes qui lui servent ordinairement d'illustration.

par Tahar ben Jelloun, du 7 Juin 1996

Essaouira (l'ex-Mogador) a été un port où s'arrêtaient des commerçants du monde entier. Les juifs y vivaient en bonne intelligence avec les musulmans. Pas de haine, pas de peur. Ils appartenaient tous à la même culture, celle qui mêlait les affaires, la science et les lettres. Le petit Haïm Zafrani, né en 1922, habitait dans une ruelle, Derb Abdessamih que les Français appelaient rue du Général Mongin. Les enfants des voisins allaient à l'école coranique. Haïm à la synagogue. Son père mourut alors qu'il venait d'avoir quatre ans. Les grands- parents, des lettrés, kabbalistes et hommes d'affaires, s'occuperont de son éducation. Il fallait d'abord apprendre la Bible. Haïm l'apprendra par coeur, en hébreu dans un premier temps puis en arabe. Il fera comme ses camarades musulmans qui passaient des journées entières à avaler des sourates du Livre saint sans tout comprendre. Il dit aujourd'hui : « La mort de mon père a peut-être été une bonne chose. J'ai été formé par ceux qui lui avaient donné une formation traditionnelle. Je ne me voyais pas comme un petit enfant. Je fus d'emblée en contact avec les textes essentiels de la civilisation judaïque, et pas n'importe lesquels, des textes de la mystique juive. »

Le grand-père avait la vue faible. Il demandait tous les soirs au petit Haïm de lui lire des pages du Zohar en araméen : « Je ne comprenais pas l'araméen ; je lisais les caractères en hébreu et j'attendais que mon grand-père m'expliquât en arabe. » L'arabe était la langue des lettrés mais aussi la langue qu'on parlait à la maison. La famille Zafrani est originaire d'Andalousie. Elle a été expulsée d'Espagne en même temps que les Arabes en 1492. Elle s'installa dans le Souss, région à majorité berbère se situant entre Essaouira et Agadir.

Dans son dernier ouvrage, Juifs d'Andalousie et du Maghreb, Haïm Zafrani rappelle qu'historiquement, « les juifs sont le premier peuple non berbère qui vint au Maghreb et qui ait continué à y vivre jusqu'à nos jours ». Il subsiste encore au Maroc d'aujourd'hui quelques juifs, généralement âgés, ne parlant que le berbère ou l'arabe. Ce sont des Marocains qui ont vécu dans une symbiose culturelle avec les musulmans. Il y avait incontestablement un espace de liberté naturelle qui permettait une société civile, une société assumant des fidélités multiples. Cela a duré des siècles. Haïm Zafrani écrit que « l'antisémitisme de l'Europe médiévale et moderne est étranger à l'histoire de la pensée musulmane au Maghreb, au Maroc notamment ».

« Ma grand-mère s'habillait en musulmane ; on trouvait cela normal. Il n'y avait pas de différence importante entre elle et les autres femmes du quartier. L'après-midi, ses voisines musulmanes enjambaient le petit mur de la terrasse et rejoignaient nos mères et grand-mères avec lesquelles elles partageaient beaucoup de choses. Elles ne faisaient que suivre l'exemple des poètes et des musiciens juifs et arabes qui collaboraient dans une parfaite complémentarité à l'époque de l'âge d'or andalou. Il existe des chants, des poèmes rédigés à quatre mains, juives et musulmanes, célébrant la passion de la vie. »

A huit ans Haïm entre à l'école franco-israélite. A seize ans, il arrive à Paris où il fait l'école normale d'Instituteurs. « Ce départ en France fut vécu par la famille, mon grand- père surtout, comme une rupture douloureuse. Il perdait un peu ses yeux, car je continuais à lui faire la lecture, toujours des textes sacrés. Il mourut trois mois après mon départ. » Il vécut le début de la guerre à Paris et se souvient des masques à gaz et des rumeurs noires. Il sentait l'horreur proche. Avec ses camarades marocains il rejoignit Essaouira où il fut nommé Instituteur. La guerre était loin. Calme plat dans la ville. Il eut l'écho des premières arrestations de juifs en France : « En avril 1943 on apprit l'anéantissement de la ville martyre tchèque, Ledece. Puis à partir du ghetto de Varsovie on sait qu'une solution finale a été planifiée pour les juifs. Au moment du débarquement des Américains à Casablanca, il y a eu une incitation de pogrom contre les juifs par le SOL (Service d'ordre légionnaire). Heureusement qu'ils n'ont rien pu faire ; le sultan veillait et les Américains étaient là.»

Au Maroc le roi Mohamed V s'opposa aux lois antijuives de Vichy et fit savoir au gouvernement de Pétain qu'il était là pour protéger ses sujets sans discrimination. Aucun juif ne subit au Maroc les conséquences de la politique antisémite et collaborationniste de Vichy, même si la résidence française à Rabat marqua plusieurs fois son mécontentement.

La famille de Haïm est plus que jamais attachée au Maroc. D'Instituteur, il devint ingénieur en radio et électricité tout en continuant ses études littéraires et philosophiques en arabe. Il est le premier juif à avoir une formation très solide en arabe au point qu'il est nommé inspecteur de langue arabe et fait partie de la commission royale de la réforme de l'enseignement juste après l'indépendance en 1956. C'est là qu'il fit la connaissance de Mehdi Ben Barka et de Mohamed el Fassi, premier ministre de l'éducation nationale du Maroc indépendant. Il participe aussi au grand mouvement d'alphabétisation, donnant tous les soirs des cours aux dockers du port de Casablanca. « C'était une époque formidable, une époque d'enthousiasme et d'ouverture. Ben Barka était un esprit d'une intelligence remarquable. Il prit ma défense lorsque j'ai tenu à ce qu'on garde l'hébreu dans les écoles juives qui n'étaient plus rattachées aux écoles israélites européennes mais devenues marocaines. Le parti de l'Istiqlal était contre cette idée. »

Dès la fin des années 50, Haïm Zafrani constata un phénomène nouveau : des juifs que rien ne menaçait quittaient le Maroc. « Les premiers juifs à partir furent des berbères qui étaient préparés religieusement à l'arrivée du Messie. Pour eux la création d'Israël correspondait à la fin de l'exil, le commencement de la rédemption messianique. Ils disaient "l'Heure est arrivée ! " » De ce moment date le début de ses travaux sur les traditions juives en terre d'Islam. Il publie aujourd'hui son quatorzième livre. Une idée maîtresse les traverse tous : juifs et Arabes ont participé avec fidélité et intelligence à la construction d'un patrimoine culturel où la mémoire des juifs rencontre celle des musulmans. « Avant 1492 les deux rives de la Méditerranée étaient liées. Rien ne distinguait l'Andalousie du Maghreb. Même après l'exil et l'Inquisition, il y a eu une continuité dans ce mode de vie et de pensée, surtout au Maroc. Il fallait le rappeler en s'appuyant sur des documents objectifs, en citant des textes. Car certains avaient intérêt à occulter ce partage et cette civilisation où il y avait des apports des deux côtés. »

Il aime citer Aragon, qui écrit : « Ce qui a été sera, pourvu qu'on s'en souvienne. » Toute sa vie il a essayé de dire ce qui a réuni les juifs et les Arabes et n'a cessé de rappeler qu'il « faut aujourd'hui s'armer de force et de détermination pour anéantir le monstre du fanatisme et de l'intolérance. Mais il faut y associer un peu de générosité et d'amour ».